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Evolution de la prise en charge des personnes sourdes - 1ère Partie

De l’Abbe De l’Epee au milieu du XXème siècle
Article publié le lundi 26 mars 2007.


Intervention faite par Henri-Jacques Stiker lors du 15 eme anniversaire de l’URAPEDA BRETAGNE.

Pour faciliter la lecture l’intervention est publiée en 2 articles

  1. De l’Abbe De l’Epee au milieu du XXème siècle
  2. De 1945 à nos jours

Evolution de la prise en charge des personnes sourdes

De l’Abbe De l’Epee au milieu du XXème siècle

Sommaire

Première Partie - De l’Abbe De l’Epee au milieu du XXème siècle

-  Introduction
-  De l’Abbe De l’Epee au milieu du XXème siècle
-  Le 19e siècle
-  Analyse globale du débat
-  Argument sur les bienfaits ou les méfaits de l’instruction dans le cadre des écoles existantes.
-  Arguments idéologiques et anthropologiques.
-  Notes de la 1ère partie

Seconde Partie - De 1945 à nos jours

-  De l’inadaptation au handicap
-  La tendance culturaliste.->
-  Notes de la 2ème partie->

Introduction

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Je ne suis pas le mieux placé pour traiter ce sujet et je vous renvoie à des travaux de spécialistes de la question [1] sur lesquels je m’appuie pour une part.

DE L’ABBE DE L’EPEE AU MILIEU DU XX e SIECLE

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Je partirai du clivage historique qui se produit à la fin du 18e siècle. Les infirmes commencent à être éduqués. Diderot dans sa Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient (1749) avait affirmé la parfaite égalité des facultés chez les voyants et les aveugles. La démonstration était à la fois théorique, par le recours à l’origine des connaissances selon Condillac, et pratique, en montrant sur pièce (le mathématicien Saunderson et l’aveugle de Puiseaux) les capacités des aveugles. Dans l’addition à la Lettre, rédigée quelques années plus tard, mettant en scène Mélanie de Salignac, il manifeste la possibilité pour un infirme sensoriel d’accéder à des compétences égales ou supérieures aux autres, dès lors que les moyens adéquats lui seraient offerts. Cette immense ouverture intellectuelle et pragmatique que représente Diderot va s’étendre bien au-delà de la cécité, et notamment à la surdité, à propos de laquelle Diderot écrira également une lettre mais concernant directement la langue des signes. L’importance de l’œuvre de Diderot tient à ce qu’elle écarte les préjugés sur une soit disant nature inférieure des infirmes sensoriels Elle va permettre, soutenue par la grande idée de l’égalité foncière des hommes et la revendication à l’autonomie - dans laquelle Kant a résumé l’apport des Lumières -, les initiatives bien connues d’éducation des jeunes aveugles par Valentin Haüy, précédée de l’éducation des jeunes sourds par l’Abbé de l’Epée et suivie par celle des arriérés par Jean-Marc Itard [2]. Dans chaque cas, pour ces "infirmes du signe" [3], les pionniers vont tenter de mettre au point une technique appropriée : l’écriture en relief qui sera relayée par le braille dans la décennie vingt, le langage par signes, systématisé sous une première forme par l’Abbé de l’Epée (à l’inverse de la technique de démutisation de Pereire), Dans cette perspective l’infirme devient essentiellement éducable. Certes le corps infirme est toujours regardé sous l’aspect où il est naturellement déficient, mais il alimente la grande passion pour l’éducation, enracinée chez Jean-Jacques Rousseau, Johann Heinrich Pestalozzi, Johann Bernhard Basedow etc..., qui se poursuivra tout au long du dix neuvième siècle.

Le 19e siècle

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Le 19e siècle, mais il en va de même de toutes les périodes, est partagé. Partagé entre une vision misérabiliste et la nouvelle vision éducative qui s’est fait jour.

La question des sourds est particulièrement typique du dilemme qui traverse le siècle. Si l’on se place en 1880 au moment du Congrès international de Milan sur l’instruction des sourds-muets, où triomphe la méthode orale contre le langage gestuel (lequel n’aura plus officiellement cours et vivra dans la clandestinité pendant un siècle), une des questions déterminante fut d’ordre anthropologique.

Est fortement réaffirmée l’idée ancienne que la gesticulation n’est pas digne de l’homme civilisé, dont le propre est de parler la langue orale. Le corps n’a pas à prendre la place de l’esprit ; la mimique est une régression qui manifeste le caractère insupportable de l’infirmité.

En faisant accéder les sourds à l’oralité, il serait possible au contraire de normaliser l’infirmité. Normalisation qui était dans l’air du temps par ailleurs, puisque que se développait une approche des faits sociaux et humains par la référence aux "moyennes", selon une sociologie comme celle de Quételet [4]. Nous pouvons saisir, sur ce cas, les paradoxes dans lesquels le siècle se débat. La méthode gestuelle que l’Abbé de l’Epée avait promue pour éduquer les sourds faisait maintenant apparaître ceux-ci comme infra humains, les stigmatisait, et au nom même de la passion éducative on prônait un oralisme qui allait laisser les sourds dans une quasi-impossibilité d’accéder à la culture. Les contradictions étaient à leur comble, parce que la vue d’un corps parlant en signes corporels était intolérable.

Le siècle entier est là en quelque sorte : redonner une normalité mais mettre en relief d’autant l’anormalité. On veut faire disparaître les apparences choquantes du corps infirme, mais on continue à le reléguer, par ailleurs ou en même temps c’est selon.

Cette analyse se confirme si nous nous demandons dans quels lieux se trouvaient les infirmes. Les institutions d’éducation, qui ne s’adressaient par définition qu’aux jeunes infirmes, sont restées peu nombreuses au cours du siècle. Ce qui veut dire que les adultes et les autres enfants étaient ailleurs. Dans les études statistiques les plus anciennes [5] en ce domaine, il est noté que l’Etat n’a encore fondé que deux institutions de sourds-muets (Paris et Bordeaux), 37 autres étant privées. Ces 39 établissements donnent l’instruction à 1675 élèves.

Pour les aveugles il n’existe qu’une seule institution publique (Paris) contenant 220 élèves et dix autres ne renfermant que 307 élèves. Or le nombre total des aveugles en France se situerait entre trente et trente sept mille dont 2200 enfants de 5 à 15 ans ; le nombre total des sourds-muets est estimé à trente mille et le nombre d’enfants de 5 à 15 ans parmi eux à presque 5000. Il est donc clair que la plupart des infirmes sensoriels sont dispersés, soit dans leur famille, où ils sont plus ou moins bien traités, soit dans les hospices ou hôpitaux, mêlés aux vieillards et aux insensés, soit encore (ou en même temps) dans la rue, où ils mendient [6].

Pour fréquenter les établissements d’instruction il fallait bénéficier de bourses, où alors les familles devaient payer de leurs propres deniers ; les plus pauvres n’avaient pas ces possibilités.

Par ailleurs il est très intéressant de voir ce que deviennent les établissements déjà en place. J’ai eu l’occasion d’étudier ce problème [7] qui tourne autour du débat relatif au rattachement au ministère de l’instruction publique des établissements nationaux d’enseignement des aveugles et des sourds-muets.

Le débat relatif au "rattachement" entretient en premier lieu des liens avec celui concernant la loi (votée le 15/04/1909) créant les classes et les écoles autonomes de perfectionnement pour les enfants arriérés. Il ne faut pas oublier en effet que la question des aveugles et des sourds-muets doit constituer simplement la deuxième partie de cette première loi. Le projet de loi sur le rattachement, rapporté par le député Paul Chautard, député radical-socialiste (majorité parlementaire) de la Seine entre 1906 et 1910, et médecin de son état, s’appuie sur la première législation votée en avril 1909 et réaffirme les même principes :
-  mise en application intégrale de la loi du 28/03/1882 sur l’obligation scolaire, c’est-à-dire droit d’accès égal pour tous les enfants à l’instruction,
-  distinction entre assistance et instruction,
-  organisation rationnelle d’un secteur laissé à l’abandon depuis une vingtaine d’années,
-  dotation de maîtres qualifiés et traités de façon égale, c’est-à-dire compétences reconnues et salaires égaux aux maîtres des écoles publiques
-  Obligation pour l’Etat d’assurer l’organisation générale et d’établir les niveaux de responsabilité et de financement.

Le débat sur le projet que nous venons de résumer n’est pas de même nature que celui sur les "arriérés" (terme retenu par la loi du 15/04/09). En effet la preuve est faite depuis plus d’un siècle, affirme-t-on, que les aveugles et sourds-muets peuvent accéder à tous les niveaux d’instruction si les moyens sont mis à leur disposition, alors qu’il fallait encore affirmer l’éducabilité des arriérés [8] ; d’autre part il existe déjà de nombreux établissements pour ces populations, dont la très grande partie est tenue par des institutions privées, souvent confessionnelles, alors que la situation était inverse pour les arriérés puisqu’il fallait créer de toutes pièces de tels établissements [9].

Ces considérants particuliers expliquent l’élaboration d’un projet de loi spécifique.

Avant de poursuivre remarquons les ambiguïtés du vocabulaire. Certes les "arriérés" sont quelque peu cernés (relevant de la loi du 15/04/09), mais le projet de loi, qui propose pourtant le rattachement à l’Instruction publique, parle "d’anormaux" pour les aveugles et sourds-muets, ceux-ci refusant ce dernier terme pour affirmer qu’ils sont "des travailleurs...et des pères de familles.." c’est-à-dire en langage plus contemporain des citoyens. Bien que les discussions que nous allons suivre ne traitent pas de ce problème de vocabulaire, il n’est pas inutile de souligner que les associations qui vont s’opposer au projet Chautard prétendent que ces infirmités relèvent de l’anormalité. Du reste dans une discussion de la Commission du 31 mars 1908, Rabier distinguait "les infirmes proprement dits, sourds-muets et aveugles", poursuivant : " j’ai accepté bien volontiers (le projet Chautard) d’autant plus que la question des anormaux arriérés et celle des anormaux infirmes sont tout à fait distincts."

Le vocabulaire de Chautard et de la Commission ne contribue-t-il pas à entretenir la confusion ?

Analyse globale du débat

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C’est alors qu’une polémique va se développer, non sur l’ensemble du projet de loi qui reprenait maintes dispositions de la loi qui sera votée le 15/04/09, mais sur les deux premiers articles :

  1. "Art.1 Les établissements nationaux d’enseignement des aveugles et des sourds-muets sont rattachés au ministère de l’Instruction publique",
  2. "Art.2 Des écoles pour les aveugles et les sourds-muets peuvent être créées par voie de décret sur la demande des départements ou des communes. Ces écoles, qui donnent à la fois l’instruction générale et l’instruction professionnelle, peuvent continuer la scolarité jusqu’à l’âge de dix-huit ans. Elles comportent nécessairement le régime de l’internat mais peuvent recevoir des élèves externes. Elles sont mises au nombre des établissements d’enseignement public".

C’est l’article premier qui va focaliser le débat. Jusqu’alors, il faut le redire, la plupart des écoles pour aveugles et sourds-muets n’étaient pas des établissements d’enseignement public, dépendaient en conséquence du ministère de l’Intérieur, lequel avait en charge l’assistance publique. La loi établissait le caractère public de ces établissements, et donnait la possibilité à ceux existant auparavant de glisser vers ce statut, sans d’ailleurs de contrainte absolue. Il s’agissait avant tout d’affirmer la responsabilité de l’Etat.

Le 22/03/1910, la loi rapportée par Chautard, est votée par la Chambre des Députés. Le débat est bref. Il porte essentiellement sur le statut des personnels dans le cadre du rattachement, sur l’éventuel suppression des "asiles libres" encore ouverts pour les aveugles et sourds-muets [10], sur la création dans les écoles primaires des classes aménagées pour les aveugles. Le gouvernement s’engage à ne pas modifier l’existant mais à donner un nouvel élan à la création de classes et d’établissements.

La loi devait naturellement passer devant le Sénat avant son adoption définitive.

Le 16/06/10 une double note, anonyme, est envoyée aux Sénateurs, réclamant le maintien des établissements au ministère de l’Intérieur.
-  La première note met face à face, sur deux colonnes, les arguments pour le transfert et pour le maintien, les seconds étant naturellement beaucoup plus développés que les premiers.
-  La deuxième note argumente de manière historique tout d’abord pour montrer que depuis un demi-siècle le transfert au ministère de l’Instruction Publique a toujours été rejeté. Les raisons de cette constante tiennent essentiellement à ce que cette population doit rester, vu ses caractéristiques propres, dans le giron de l’assistance, et donc aussi de l’assistance privée

Le 5/11/10 une réponse à la double note anonyme est envoyée aux Sénateurs. Nous retrouvons parmi les trente et un signataires sept des huit signataires de la lettre aux Conseils Généraux du 5/10/09 [11]. La réponse est parallèle à la note anonyme, à savoir d’une part une réplique point par point aux arguments pour le maintien et montrant à l’inverse la force des arguments pour le transfert ; d’autre part un texte prenant à contre pied : la notion d’assistance, celle de l’enseignement des aveugles par les aveugles, celle défendant le caractère privé de l’enseignement pour les aveugles et sourds-muets.

La loi Chautard ne verra pas le jour, le vote au Sénat ayant été différé par le renvoi, le 31 mars 1910, à la Commission des finances, dont il ne ressortira pas, la guerre étant arrivée ensuite. Pourtant, selon V. Lafontaine, le Ministère de l’Intérieur lui-même créa en 1910 un Comité permanent pour l’étude des questions intéressant les aveugles et espérait en créer un autre pour les sourds-muets.

Le projet sera repris sous des formes différentes plusieurs fois, sans jamais aboutir : en 1922 au Congrès National des aveugles de France (sous la présidence effective de P.Strauss alors ministre) ; en 1924 une nouvelle proposition de loi est introduite à la Chambre ; en 1935 la Fédération des sociétés françaises des sourds-muets émettra encore le même vœu [12].

Les Institutions Nationales ne seront jamais rattachées au Ministère de l’Education ; alors que les institutions privées entreront dans le tout nouveau cadre des institutions médico-sociales, après 1945, avec la prise en charge par les couvertures sociales et les définitions des lois du 30 juin 1975 (l’une sur les institutions médico-sociales, l’autre dite "d’orientation en faveur des personnes handicapées"). Plusieurs niveaux se croisent, comme toujours, dans des discussions et des argumentations contradictoires. Je n’en signalerai ici qu’un seul, renvoyant le lecteur à mon chapitre, cité plus haut en note

Argument sur les bienfaits ou les méfaits de l’instruction dans le cadre des écoles existantes.

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Les partisans du statu quo avancent leurs résultats : procédé de démutisation qui relie les sourds-muets au reste de la société ; l’éducation des aveugles par les aveugles qui permet de partager une même expérience et de fournir des exemples ; l’excellence de certains élèves parvenus aux plus hauts diplômes ; la liaison entre instruction de base et instruction professionnelle. Mais ces beaux résultats dépendent de conditions précises : il y faut du temps, ce que ne permettrait plus le rattachement à l’Instruction Publique ; il y faut des techniques particulières ( le braille, les connaissances pour démutiser) et donc des maîtres ayant reçu une formation spéciale ; enfin les aveugles et sourds-muets ne peuvent relever que de l’assistance car la plupart sont des indigents et des "tarés".

Les partisans du rattachement montrent la relativité des résultats présentés par la note anonyme, à commencer par le représentant du ministère de l’Intérieur, Monsieur Mirman qui, contrairement à ses collègues, constate qu’il y a "plus de dévouement que de connaissances techniques dans les écoles existantes et que l’Etat n’exerce par la surveillance qu’il devrait" [13].

Les belles réussites dont se targuent les écoles privées existantes sont bien davantage dues à l’instruction par des professeurs voyants, ou entendants, dans les universités communes, qu’à leurs pairs et aux écoles spéciales.

L’instruction professionnelle peut-être tout autant assurée dans le cadre de l’Instruction Publique. Les enseignants non spécialisés peuvent rapidement maîtriser les quelques techniques spéciales. Les exemples étrangers, de l’Allemagne entre autre, le prouvent. Le caractère spécifique de l’instruction est largement surévalué aux yeux des partisans du transfert, les arguments sont spécieux. Les résultats des écoles où il y a mixité des enseignants sont supérieurs à ceux des écoles où ne se trouvent que des aveugles.

Enfin les arguments financiers ne sont pas pris du bon côté. En effet les partisans du maintien prétendent : qu’il ne faut pas créer de nouveaux établissements car ce sont les élèves qui manquent, les besoins étant donc couverts ; que le coût sera moindre le ministère de l’Intérieur se contente d’accroître les moyens des établissements existants sans créer de nouvelles écoles ; que les professeurs, notamment les professeurs aveugles se contentent de ce que les institutions où ils ont été instruits leur fournit alors que dans le cadre de l’Instruction Publique on verrait les salaires augmenter ; qu’il n’y a que 910 enfants sourds-muets dans les institutions nationales contre 3000 dans les établissements privés, or les coûts dans les institutions nationales sont beaucoup plus élevés.

A ces arguments il est répondu par les partisans du transfert que les statistiques avancées sont peu fiables, un grand nombre d’enfants restant chez eux sans instruction (10.000/12.000 enfants sont non scolarisés, selon le rapport du député Jourde [14]. Affirmer que les besoins sont saturés est léger, surtout si l’on pense à la mauvaise répartition géographique des écoles spéciales et à l’inégalité entre les campagnes et les villes. Il est également spécieux, et honteux, de s’appuyer sur les bas salaires des professeurs issus des institutions, donc eux-mêmes sourds-muets ou aveugles, pour prolonger une spécialisation économique ; c’est là faire montre d’un mépris caractérisé de ces personnes, donc aussi des élèves, d’autant que le 15/02/1907 un "Mémoire" du personnel aveugle de l’Institution Nationale des Jeunes Aveugles a été adressé au ministère de l’Intérieur sur leur mauvaise situation.

Pour résumer, au niveau du dossier relatif au débat, l’enjeu primordial apparaît comme celui des avantages ou non d’une scolarité dans le cadre de l’instruction publique. Au sens d’aujourd’hui on ne pourrait pas dire qu’il s’agit d’un enjeu de "déspécialisation", car tous les protagonistes admettent le principe d’établissements particuliers ( la loi du 15/04/1909 semble un acquis), mais il s’agit bien pourtant d’une partie de ce problème : application ou non à ces établissements des règles républicaines de l’enseignement pour tous. Ajoutons qu’émerge une problématique de l’instruction des enfants "anormaux" par les maîtres non spécialisés des établissements publics.

Arguments idéologiques et anthropologiques.

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Tous les arguments précédents, qui sont surtout des arguments empiriques, sont au service d’un enjeu plus profond : comment considérer les aveugles et sourds-muets ?

Pour les uns, ces populations sont dans un état naturel inférieur. L’humanisme, certes, exige que l’on s’en occupe et qu’on leur donne une place. S’en occuper implique un régime particulier, de la naissance à la mort. Leur donner une place bien sûr, mais une place sociale limitée, comme les métiers manuels par exemple. A l’exception près, ces populations relèvent de l’assistance et non d’une égalité. La loi sur l’obligation scolaire de 1882 s’impose mais non comme un principe d’égalisation.

On pourrait dire que cette loi est comme sortie, par les partisans du maintien, de son républicanisme. Citons une page de l’avis de l’Association Valentin Haüy [15] : "Si notre Association désire ardemment voir enfin étendu à tous les enfants aveugles le bienfait de la loi du 28 mars 1882 sur l’instruction obligatoire, elle fait remarquer d’abord que, pour eux, il ne s’agit pas seulement de l’instruction telle que la reçoivent les autres enfants dans les écoles primaires (où on ne peut d’ailleurs élever les petits aveugles ni avec eux ni comme eux) ; il s’agit aussi et surtout de leur donner un régime spécial et une instruction professionnelle.

Un régime spécial, parce que les enfants aveugles, presque toujours indigents, boursiers de l’Etat, des Départements, des Communes ou des Associations charitables sont, parfois, atteints de tares physiologiques congénitales qui exigent des soins particuliers, il y a aussi un certain nombre d’arriérés ; les maisons qui les reçoivent ont forcément un peu le caractère d’établissements hospitaliers ressortissant de l’Assistance Publique ;
Une instruction spéciale, par des méthodes particulières, à côté desquelles l’enseignement d’un des rares métiers manuels que peuvent exercer les aveugles (accord de pianos, brosserie, vannerie, cannage de chaises, fileterie, etc.) tient le plus grand rôle. Sortis de l’école et munis du métier qu’ils y ont appris, les jeunes aveugles de 20 ans, entrent dans la vie dans des conditions difficiles : parfois ils arriveront à se suffire, mais le plus souvent, parce qu’ils sont et resteront inférieurs aux clairvoyants, non pour la perfection du travail mais pour les conditions dans lesquelles ils exécutent ce travail, ce qui réduit notablement la production, ils auront pendant leur vie entière, besoin d’aide, de direction, de patronage. Aussi toute école d’aveugles, vraiment digne de ce nom, doit être complétée par une solide organisation de patronage capable d’aider ses anciens élèves à leurs débuts et dans les moments difficiles. Et, malgré cela, un trop grand nombre d’entre eux seront malheureusement, quoiqu’ils fassent, quoique l’on puisse faire pour les aider à travailler, des clients de la loi du 14 juillet 1905 sur l’assistance obligatoire [16], des clients du Ministère qui a dans ses attributions l’Assistance Publique, c’est-à-dire du Ministère de l’Intérieur qui ne peut se dispenser de les suivre sans cesse, dans les ateliers et les œuvres de patronage ou, trop souvent, de les hospitaliser définitivement."

Le débat précédent est symptomatique de l’incapacité de la société à situer avec exactitude la surdité, et la cécité, par rapport à des exigences pourtant affirmées de droits égaux et de traitements adaptés. A part l’INJS, les institutions pour jeunes sourds resteront de gestions privées et sous tutelles des affaires sociales. Quant aux sourds adultes ils sont très absents des prises en charge. Il faudra attendre la mise en place des institutions sociales et médico-sociales, dans les années 1950/60, pour les rencontrer ailleurs que dispersés dans les situations les plus diverses : chez eux, dans des emplois non qualifiés.

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Notes de la 1ère partie

Cliquez sur le numéro pour aller sur le texte d’origine

[1] je renvoie aux ouvrages suivants. Harlan Lane, Quand l’esprit entend, histoire des sourds et muets, Paris, Odile Jacob, 1991 ;
Jean-René Presneau, Aude de Saint Loup, Bernard Mottez ont, par le biais du vocabulaire, donné des contributions importantes dans Handicap et inadaptation. Fragments pour une histoire. Notions et acteurs, Paris, ALTER, 1996, de Jean-René Presneau encore...

[2] Nous ne faisons pas ici à nouveau l’histoire de ces fondateurs et de leurs fondations, marquant seulement les clivages qui font bouger les représentations du corps. Nous renvoyons aux ouvrages et thèses cités. En terme de biographie il faut signaler : Pierre Henri, La vie et l’ ?uvre de Valentin Haüy, Paris, PUF, 1984 ; Maryse Bézagu-Deluy, L’Abbé de l’Epée, instituteur gratuit des sourds et muets 1712-1789, Paris, Seghers, 1990.

[3] Gladys Swain, Dialogue avec l’insensé précédé de A la recherche d’une autre histoire de la folie par Marcel Gauchet, Paris, PUF, 1994. Voir notamment : Une logique de l’inclusion, les infirmes du signe, p. 110 et sq.

[4] Voir l’exposé et la mise en perspective de la pensée de Quételet par François Ewald, L’Etat providence, Paris, Grasset, 1986, p. 147-161

[5] Statistique comparée des aveugles et des sourds-muets en France, Recensement de 1851, Annales de la charité, 1855, p. 172 et sq. Essai statistique sur les établissements de bienfaisance, 2me édition par le Baron Ad. de Watteville, Paris, Guillaumin et Cie, 1847. Voir également : Baron de Watteville, Rapport à son Excellence le Ministre de l’Intérieur sur les sourds-muets, les aveugles et les établissements consacrés à leur éducation, Paris, Imprimerie Impériale, 1861. Nous ne possédons pas de statistiques pour les infirmes physiques. Cependant on estime à la fin du 18e siècle à 15% des mendiants ceux qui souffrent de maladie et d’infirmité, ces pauvres mendiants atteignant eux-mêmes 15% de la population générale (Christian Romon, Le monde des pauvres à Paris au 18e siècle, Annales ESC, 37ème année, nー4, 1982, p. 750). Pour le 19e siècle André Gueslin (op.cit. p. 83-89) après avoir discuté les données disponibles conclut à 10% de la population de la France le nombres des pauvres, c’est-à-dire quatre millions. Si l’on compte à nouveau 10% de pauvres malades et infirmes on arriverait à 400.000, sans pouvoir ni être sûr ni distinguer les infirmes proprement dits, et lesquels.

[6] Nous pouvons nous en rendre compte soit à travers les archives des hospices soit à travers la littérature, par exemple Les mystères de Paris d’Eugène Sue (épisodes sur Bicêtre ou l’hospice), soit à travers des témoignages, par exemple dans une séance de la Commission de l’Enseignement et des beaux-arts de la Chambre des Députés dans la bouche d’un certain Lavraud le 9/11/1904. Les textes d’Eugène Sue fourmillent d’infirmes. La cécité du Maître d’Ecole, dans Les mystères de Paris, constitue le châtiment suprême ; la cécité est pire que la mort ; ou encore l’infirmité va de pair avec la méchanceté, comme chez le jeune Tortillard, tandis que l’épilepsie de monsieur d’Harville est la chose la plus repoussante et le malheur sans fond.

[7] Monique Vial, Joëlle Plaisance, Henri-jacques Stiker, Enfants sourds, enfants aveugles au début du XXème siècle, Autour de Gustave Baguer, CTNERHI, 2000.

[8] C’est ce qu’affirment tant les notes anonymes que les réponses, tenant compte de personnalités aveugles allant de Louis Braille à Pierre Villey.

[9] C’est relativement à la situation des arriérés qu’il faut comprendre ces propos. Outre les établissements nationaux de Paris, Chambéry et Bordeaux, le rapport Chautard signale les instituts départementaux de Saint Mandé (aveugles) et Asnières (sourds-muets) et 25 institutions privées pour aveugles et 61 pour sourds-muets. Il va sans dire que le projet a pour objectif un développement quantitatif important, alors que les notes anonymes prétendent que ce sont les élèves qui manquent !

[10] Question posée par le député Lasies, de droite (républicain nationaliste), connu comme antisémite. Le Ministre élude très rapidement toute polémique sur ce problème.

[11] La Réponse à la note anonyme comprend sept signataires communs à un Un bel exemple à suivre. Dans l’Adresse au Sénat de l’Avenir silencieux, on trouve trois signataires communs à la Réponse. Il y a donc une filiation nette entre les trois documents. Parmi tous ces signataires, dont il ne saurait être question d’établir une notice sur chacun, citons seulement Henri Gaillard qui a publié un long article sur Les nouvelles écoles régionales de Sourds-muets dans la Gazette des sourds-muets (dont il est le rédacteur en chef) en date du 15 mai 1894

[12] J. Roca op.cit. p.45.

[13] Extrait du discours prononcé par M. Léon Mirman, Directeur de l’Assistance et de l’Hygiène publiques au Ministère de l’Intérieur. Banquet de l’Association amicale des Sourds-Muets de la Seine, Paris le 27 novembre 1910.

[14] Avocat, député, "socialiste parlementaire"

[15] Avis de l’Association Valentin Haüy pour le bien des aveugles sur le projet de loi proposant la translation des écoles d’aveugles du Ministère de l’Intérieur au Ministère de l’Instruction Publique, novembre 1910, pour l’Association Valentin Haüy, Le Président, G.Noblemaire.

[16] C’est nous qui soulignons.


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