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Un paradoxe subtile

Article publié le vendredi 1er février 2008.


un texte d’Alain CARRÉ

DES ÉLÉMENTS DÉTERMINANTS

Notre système auditif est fonctionnel in utero aux environs du 6ème mois, mais il n’est pas achevé pour autant. Les cellules ciliées qui s’activeront aux basses fréquences ne sont pas encore développées. Bébé, s’il n’est pas déjà sourd par transmission génétique de la surdité, perçoit donc aigus et médiums, ce qui ne l’empêche pas de ressentir vibratoirement les basses fréquences.

Certaines maladies virales, contractées entre le 6ème et le 9ème mois de grossesse, peuvent détruire les cellules ciliées de l’oreille interne déjà en fonction, à savoir aiguës et médiums. Après l’atteinte virale, les cellules ciliées sensibles aux fréquences graves vont poursuivre leur installation et permettre aux sourds de conserver une perception des sons graves tandis que ceux médiums et aigus ne sont plus perçus. Ceci nous explique déjà une des causes les plus importantes des surdités dites acquises, et en même temps ce qui est communément appelé « les restes auditifs » du sourd.

Une seconde cause importante des surdités acquises provient de réactions à des vaccinations intervenues dans les premiers mois après la naissance, où là encore l’oreille interne peut être gravement touchée. Dans tous ces cas, le jeune enfant sourd perçoit encore les fréquences graves mais plus les aigus et les médiums.

La voix du sourd est le meilleur révélateur des origines de sa surdité. En effet, si l’enfant sourd a pu entendre normalement quelques mois avant de devenir sourd, les qualités prosodiques de la voix (gestion des variations de la hauteur, de l’intensité, du rythme et du timbre) est de bien meilleure qualité que chez le sourd dont le cerveau n’a jamais pu recevoir aucune information sonore. On peut même, avec l’expérience, dater avec relativement de précision, la survenue de la surdité, en appréciant les qualités prosodiques de la voix de la personne sourde.

Chez la personne, même sourde profonde, il subsiste donc toujours une perception sonore des fréquences graves. Seuls les cas de cophose (généralement due à un traumatisme grave de l’oreille interne) entraînent une surdité totale : plus aucune cellule ciliée ne s’activant, il n’y a plus la moindre perception sonore. Ces sourds cophotiques représentent une proportion infime de la population des sourds et malentendants.

SOURD OU MALENTENDANT ?

Les mots changent comme la mode des vêtements mais les réalités qu’ils recouvrent sont immuables. On a ainsi parlé jadis de « sourds-muets » : en fait ils étaient muets parce qu’ils n’entendaient pas ; on a ensuite parlé de « déficients auditifs » mais le terme « déficients » en a gêné plus d’un par sa connotation avec les déficiences mentales. Alors, comme les aveugles sont devenus des mal-voyants, les sourds sont devenus des malentendants. En réalité, la frontière entre malentendant et sourd se situe à un seuil des degrés de surdité : on distingue, des déficits auditifs les plus importants aux moins handicapants :
-   La surdité profonde
-   La surdité sévère
-   La surdité moyenne
-   La surdité légère Ces distinctions dépendent de l’importance de la perte en décibels sur l’ensemble des fréquences testées (voir chapitre III). Il est couramment admis et utilisé que l’on est sourd quand on relève des deux premières catégories et malentendant quand on est atteint de surdité moyenne ou légère.

NOUS SOMMES TOUS NÉS MUSICIENS

Tous les bébés du monde babillent, qu’ils soient entendants ou sourds. Il faut entendre par babillage ces productions vocales du jeune enfant qui sont considérées par les linguistes comme une phase pré-linguistique (le bébé s’entraîne pour parler bientôt ...).

En ce qui nous concerne, et grâce aux travaux menés dans le milieu de la surdité (cf. bibliographie en fin de livre), notre conviction est différente : il s’agit pour nous d’une compétence vocale musicale, qui s’appuie sur trois constats :
-   Bébé « vocalise », au sens où, vocalement, il prend plaisir à faire varier la hauteur de ses productions vocales, y introduit des nuances d’intensité, change les rythmes et s’amuse avec les différents timbres possibles de sa voix. Ces exercices vocaux sont donc bien la variation des quatre paramètres musicaux (hauteur, intensité, rythme, timbre) appliquée à la voix, seul instrument musical accessible et maniable à cet âge.
-   Jusqu’à environ 9 mois, n’importe quel bébé du monde peut ainsi produire, au cours de ses vocalises, n’importe quel phonème de n’importe quel système phonologique. De ce point de vue, on ne peut ignorer les travaux de Tomatis, même s’ils ont été controversés, en ce qu’ils ont mis en lumière des éléments pertinents du fonctionnement de l’audition dans son ensemble . Mais, ce qui nous intéresse particulièrement dans le contexte de la thématique de ce livre, c’est l’observation incontestable selon laquelle, après environ l’âge de 9 mois, les bébés entendants diminuent considérablement leur babillage et commencent à articuler des sons du système phonologique dominant dans leur environnement (appelé « langue maternelle », ce qui n’est pas nécessairement la langue parlée par la maman ...). Bébé devient un « vrai petit d’homme » en commençant à parler ...

Notre bébé sourd, qui a babillé comme les autres, cesse à ce stade de maturation cérébrale de vocaliser : il devient muet. Ainsi que nous le démontrerons dans les chapitres suivants, tant qu’il s’est agi de structures vocales musicales, le bébé sourd qui a perçu ses propres productions s’en est amusé. À ce stade de maturation cérébrale où la compétence vocale musicale se met au service de la production de parole articulée parlée, la perception du bébé sourd devient extrêmement complexe et notre bébé sourd en quelque sorte « jette l’éponge » en cessant de produire des émissions vocales. C’est d’ailleurs autour de l’âge d’un an que les parents observateurs commencent à s’inquiéter de la mutité de leur enfant et consultent pour savoir ce qui se passe ...

-   Dans l’année qui suit la pose de l’implant cochléaire, on a observé que le traitement des informations sonores langagières générait une activité cérébrale dominante de l’hémisphère droit, alors que c’est habituellement l’hémisphère gauche qui prévaut pour le traitement du langage. En fait, jusqu’à environ un an après la pose de l’implant, le cerveau fait une analyse musicale de l’information sonore en tentant de décoder la hauteur, l’intensité, le timbre et le rythme des sons, exactement comme chez le bébé. Puis, au fur et à mesure que le cerveau donne du sens aux informations sonores qu’il reçoit, l’activité cérébrale devient dominante à gauche pour le décodage des mots et des phrases (analyse) ainsi que pour la parole (production de langage).

LE SOURD EST-IL NORMAL ?

Cette question s’est souvent posée, au moins dans les esprits. L’importance du langage est telle dans la société et les rapports humains que le fait d’avoir une parole difficilement compréhensible évoque pour certains un problème mental. Il n’en est rien.

Voici une anecdote relevée sur une cour de récréation d’une école maternelle où les petits sourds sont intégrés ; tous jouent ensemble et chacun sait qu’une cour de récréation d’école maternelle ou élémentaire est très « sonore ». A la fin d’une récréation, je demande à l’un des enfants entendants de grande section s’il s’amusait bien avec les enfants sourds de sa classe. Sa réponse spontanée est alors pleine de naïveté enfantine et d’humour involontaire : « ils sont pas sourds : ils parlent anglais » !

La parole du sourd est donc souvent difficilement intelligible pour les entendants. Mais cette parole n’est que la réalisation acoustique d’un langage qui, lui, est correctement structuré dans la plupart des cas. Il y a quelques siècles, comme les sourds ne parlaient pas, on estimait qu’ils n’avaient pas de pensée, donc pas d’âme, et leur vie pour cette raison fut souvent menacée, ce qui incita les religieux (voir chapitre II) à créer des écoles spécialisées pour faire parler les sourds et leur donner une âme ...

Ceci conduit à la question fondamentale : peut-on penser sans langage ? La réponse est oui : nous pouvons nous représenter mentalement un objet, une personne, une situation, un paysage, sans que les mots y soient systématiquement associés. Ce n’est donc pas le langage qui donne la pensée ; pour autant, il contribue à son développement, en particulier pour tout ce qui est de l’ordre de la pensée abstraite, qui n’est pas vérifiable matériellement ni concrètement. Cette difficulté d’accès à la pensée abstraite se rencontre souvent chez l’enfant sourd ; en voici deux exemples issus de la pratique avec 8 enfants sourds profonds de 12-13 ans, d’une classe spécialisée qui bénéficiait de 6 heures hebdomadaires de musique :
-   chaque vendredi après-midi, une séance commune avec la psychomotricienne de l’établissement était organisée, une séance de relaxation musicale dont le but était de prendre conscience des différentes parties du corps qui recevaient le plus de vibrations en fonction des œuvres diffusées. À l’issue de cette séance où les enfants étaient allongés, avec ou sans prothèses selon leur choix, chacun disait comment la musique avait été ressentie (ce fut un intéressant travail sur la perception vibratoire en fonction des fréquences et des timbres) et aussi ce que la musique avait déclenchée éventuellement comme représentation mentale. Cette discussion se faisait tantôt oralement, tantôt par le dessin de ce que la musique avait suscité comme pensée. Un jour, Ludovic, 13 ans, dessine un splendide coucher de soleil sur la mer avec le ciel orangé, les bateaux qui rentrent au port, les mouettes, ... Nous lui demandons ce qu’il a dessiné ; il nous dit « Feu dans le ciel ! » en désignant le ciel orange ; nous lui expliquons alors que ce n’est pas le feu dans le ciel mais le soleil qui se couche derrière l’horizon qui donne cette couleur. « Feu dans le ciel ! » nous réplique-t-il avec fermeté, mécontent d’être contredit. Toute autre explication fut inopérante : à chaque fois que ce grand gaillard de 13 ans à l’intelligence normale voyait ce spectacle, il pensait que c’était du feu dans le ciel. La même semaine, mon fils aîné d’alors 2 ans me faisait la même remarque : « Regarde, papa, il y a du feu dans le ciel » ; je lui expliquai alors la vraie raison de cette couleur, par un certain nombre de phrases et périphrases. Je n’étais pas sûr que le phénomène ait été complètement compris mais au moins l’ambiguïté était levée : ce n’était pas du feu dans le ciel ... L’enseignante spécialisée de cette classe avait aussi passé beaucoup de temps à expliquer aux enfants, muni d’un globe terrestre et d’une lampe de poche, les cycles jour/nuit, les levers et couchers de soleil ; mais le globe et la lampe ne sont pas la réalité pour l’enfant sourd qui n’a jamais pu vérifier concrètement que le ciel n’était pas embrasé ...

-   La psychologue de l’établissement avait entrepris aussi auprès de cette classe de pré-ados et ados une éducation sexuelle qu’elle estimait nécessaire, voire urgente pour certains dérangés par des phénomènes bizarres qui leur arrivaient. Elle entreprit donc 6 mois durant des séances individuelles avec chacun à l’aide de livres et diaporamas appropriés. Six mois plus tard, lors de la synthèse de la classe réunissant tous les professionnels intervenant, elle nous affirma avec un contentement non dissimulé qu’elle avait atteint son objectif : les 8 pré-ados savaient comment se faisaient et naissaient les bébés, loin des histoires de choux et de cigognes ... Quelques jours plus tard, nous étions en activité musicale à découper des instruments de musique dans ces gros catalogues de vente par correspondance pour les coller ensuite dans des colonnes différentes pour les instruments qui ont des cordes (car, pour un enfant sourd, « à cordes » est perçu et compris comme un seul mot « accorde »), ceux dans lesquels on souffle (car, pour un enfant sourd, un instrument « à vent » est le contraire d’un instrument « après »), et ceux qu’on agite, que l’on frappe (car, pour un enfant sourd, les percussions n’existent qu’en bricolage au rayon perceuses). En feuilletant un catalogue à la recherche des instruments, Cyril tombe sur les pages des bébés : je lui demande alors, à lui et aux autres enfants autour, comment on fait pour avoir un bébé ; ils me répondent alors tous « Achète, achète ». Loin d’avoir été inutile, le travail de la psychologue n’avait pas toujours pas permis à ces enfants de comprendre des phénomènes qu’ils n’avaient pas encore vécus concrètement.

En fait, il convient de porter une grande considération de cet aspect dans toutes les activités y compris musicales avec les enfants sourds ; ne prenons qu’un exemple : les instruments de musique doivent être connus concrètement, apprivoisés, manipulés, joués, enregistrés par les enfants eux-mêmes, avant toute tentative d’exploitation auditive des sons instrumentaux lors d’exercices d’identification ou de reconnaissance auditive.

L’AUDITION : UN SENS SOUS-CONSIDÉRÉ

C’est la vue qui est souvent considérée comme le plus important des 5 sens, l’audition arrivant en second, et les trois autres ensuite. Signalons à ce propose qu’à la naissance, bébé s’aide des 5 sens dans l’ordre inverse : il hume, goûte et touche beaucoup plus et mieux qu’il n’écoute et qu’il ne voie.

A la crèche puis à l’école maternelle, les jeux sollicitant le visuel dominent (formes, couleurs, déplacements spatiaux d’un objet ou d’un personnage, ...). Bébé devient rapidement un enfant très exercé au traitement de l’information visuelle, tant et si bien que quand un message contient plusieurs informations sensorielles (par exemple des notes jouées sur un carillon aux lames de couleur), c’est l’analyse visuelle qui l’emporte sur le traitement auditif de l’information. C’est ainsi que des enfants qui parviennent à jouer de petites mélodies sur un carillon aux lames de couleur sont dans l’incapacité de les jouer sur un carillon dont les lames sont toutes de la même couleur : en fait, ces enfants ont mémorisé des séquences de couleurs et non des séquences de sons. Il conviendrait, tout au long de la jeune enfance, de consacrer autant de temps à des activités auditives de qualité pour que l’enfant développe son sens auditif avec plus d’efficacité et de pertinence, ce qui rejaillirait sur ses qualités d’écoute en général, celle de la musique, des langues étrangères, ...

Arrivons à l’école élémentaire et au traditionnel tableau noir ou vert. Quand un enfant plisse le front et se plaint d’avoir mal à la tête le lundi, le vendredi il revient à l’école avec des lunettes : on s’inquiète immédiatement des problèmes visuels et c’est très bien ; il n’en va de même des problèmes d’audition : un enfant atteint de surdité légère ou moyenne est considéré comme distrait, peu participant, souvent présentant des problèmes de lecture et d’écriture, et communiquant moins que les autres. La surdité, jusqu’aux degrés de surdité sévère et profonde, ne se remarque pas parce qu’elle ne se voit pas ; seules ses conséquences sont observables pour qui y est habitué. En fait un certain nombre de difficultés et retards scolaires ont pour origine un déficit auditif léger ou moyen qui, s’il était traité, changerait la vie scolaire de l’enfant ... et sa vie dans son ensemble. Or, force est de constater que dans les examens de santé, obligatoires ou non, la vue est systématiquement testée alors que l’audition l’est beaucoup moins : il suffit pour admettre cette disproportion de compter le nombre d’examens de la vision que nous avons passés depuis l’enfance et ceux de l’audition ...

Et ce n’est pas tout : quand un déficit auditif est suspecté chez un enfant, on procède à un examen audiométrique (voir chapitre III) qui teste l’audition :
-   Uniquement sur les fréquences de la langue française (sans tester les fréquences graves ni celles supérieures à 8000 Hertz) ; or notre perception va de 16 Hertz à 20.000 Hertz.
-   Et avec des sons purs qui ne sont pas ceux que nous percevons dans notre environnement : tout ce que nous percevons est constitué de sons complexes (la parole, la musique, les bruits). Tester notre audition avec des sons purs revient analogiquement à tester la vision sans considérer le relief : ces tests donnent une indication, mais seulement une indication.

Voici un exemple de la relativité de ces tests audiométriques. Il y a quelques années, une de mes étudiantes à l’Université de Rennes 2 en musicologie préparait son CAPES musique. Lors d’un week-end de révisions chez une amie, elle fait une chute la nuit du lit superposé ; elle se fait mal à la tête et dès le lendemain se rend à l’hôpital pour les examens en pareil cas ; les examens radiologiques ne révèlent aucune fracture ni lésion d’aucune sorte. Cette étudiante rentre chez elle et, une semaine durant, éprouve des nausées qui la maintiennent dans sa chambre ; au bout d’une semaine, les nausées cessent et elle reprend ses révisions musicales : c’est alors qu’elle constate qu’elle entend avec un léger déphasage entre les deux oreilles et que sa perception des hauteurs de sons est de quelques comas (un coma = un neuvième de ton) différente entre les deux oreilles ; et de surcroît la perception des timbres est modifiée : les voix féminines et le piano dans les médiums et aigus lui parviennent comme des sons métalliques, « de crécelles » disait-elle. Elle consulte alors un médecin ORL et passe un audiogramme, en consulte un second, puis un troisième : l’avis est le même : elle entend parfaitement bien , son audiogramme est parfait, la cause de ses sensations vraisemblablement psychosomatique (comme elle prépare un concours de musique, le stress fait qu’elle a l’impression d’entendre différemment ...). En réalité, les examens audiométriques ne pouvaient effectivement rien révéler du traumatisme des oreilles internes que cette étudiante avait subi. Elle me contacta, un peu désespérée à l’approche du concours, sachant que je m’intéressais de près à l’audition ; je l’envoyai alors consulter un ami ORL qui travaillait comme moi auprès des enfants sourds de l’établissement et qui connaissait donc, par nécessité professionnelle et intérêt personnel, l’extrême complexité de l’audition et la relativité des audiométries. Ce médecin lui prescrivit alors la pharmacopée adaptée aux traumatismes que les cellules ciliées de ses deux oreilles avaient subis lors de la chute, et en quelques jours cette étudiante récupéra ... à temps son audition normale.

LA SUPÉRIORITÉ DU SON MUSICAL

On peut parler de supériorité du son musical par rapport aux autres types de sons que sont ceux de la parole et les bruits, et cela autant au niveau de la perception que du traitement de l’information par le cerveau :
-   Au niveau de la perception : Le son musical (produit par les instruments de musique dont la voix chantée) se caractérise acoustiquement par une courbe régulière (périodicité) à la différence des autres sons aux courbes irrégulières. De plus, la richesse en harmoniques du son musical fait qu’il provoque l’activation de nombreuses cellules ciliées entre la fréquence fondamentale et les vibrations secondaires.
-   Au niveau du cerveau : Le son musical, par sa structure acoustique à la fois simple (périodicité de la courbe) et riche (nombreuses harmoniques) sollicite moins d’analyse et de mesures effectuées par le cerveau par rapport aux autres structures sonores irrégulières qui requièrent beaucoup de mesures pour être identifiées. D’autre part, la richesse en harmoniques procure au cerveau une multitude d’informations pour un seul son (non seulement sa fréquence fondamentale mais aussi les harmoniques), tant et si bien que le cerveau dispose de plusieurs éléments complémentaires pour identifier un seul son.

Enfin, à la différence du son de la parole qui nécessite un décodage du sens produit par les sons, le son musical, lui, ne signifie rien : c’est de la sensation sonore à l’état pur qui ne nécessite pas d’analyse du sens.

Ainsi la perception de la musique est cérébralement plus simple, moins dépensière d’énergie cérébrale donc moins fatiguante pour le sujet. Les sons de la parole et les bruits, que le cerveau analyse systématiquement (faut-il rappeler que l’analyse auditive est en éveil jour et nuit et que toute information sonore est traitée, consciemment ou non), sollicitent une activité cérébrale telle qu’elle explique la fatigue éprouvée dans des endroits très bruyants, celle aussi que nous éprouvons à l’écoute d’un cours, et l’on comprend aussi la fatigabilité des personnes sourdes dont le cerveau doit décoder des informations sonores qui lui parviennent déformées.

On ne peut qu’admirer l’énorme travail d’analyse auditive et de décodage que les sourds sont amenés quotidiennement à effectuer. Assurément leurs difficiles conditions de perception font d’eux des « analystes » du son de haut niveau. On peut affirmer que leur intelligence auditive est beaucoup plus développée que celle des entendants.

UNE RENCONTRE DÉCISIVE

En 1978, dans un groupe d’éveil musical que j’animais était inscrite une petite fille de 4 ans dont le frère aîné était sourd. Un jour, la maman me fit part de ses observations : elle pensait que la pédagogie musicale que je développais auprès de sa fille pouvait intéresser l’établissement pour sourds qui suivait son fils sourd sévère. Elle organisa une rencontre au sein de l’établissement avec les orthophonistes et professeurs pour sourds, rencontre au cours de laquelle j’expliquai les fondements et les stratégies de l’éveil musical . Quelques jours plus tard, j’entrai à mi-temps comme professeur de musique spécialisé pour déficients auditifs. Sept années durant j’allais être en musique avec des centaines d’enfants sourds et malentendants.

DES DÉBUTS DIFFICILES

Si la volonté de l’établissement était claire, l’opinion de la majorité des parents des enfants sourds était plutôt sombre : à quoi bon un professeur de musique pour leurs enfants sourds ? « Ils ont déjà du mal à parler, alors la musique vous savez ... » Ces parents exprimaient une réaction logique et légitime ... quand on ignore comment la musique est perçue plus facilement que le la parole par le sourd et comment la musique va contribuer à la structuration du langage de l’enfant et à la qualité de sa parole. Moi-même, je n’en savais rien ; j’en avais seulement l’intuition appuyée sur l’expérience de l’éveil musical. Aujourd’hui je remercie ces parents défiants qui m’ont mis dans une situation professionnelle où j’ai du expliquer, démontrer, prouver tout ce que la musique apportait aux enfants sourds.

UNE ÉTRANGE PREMIÈRE SÉANCE

Chargé principalement d’appliquer le rythme musical de la méthode verbo-tonale (voir chapitres suivants) auprès des enfants de l’établissement, j’organisais mes premières séances autour de l’éducation auditive via la musique.

Ma première séance se déroula avec 6 adolescents sourds profonds, chacun équipé d’un casque relié à une boîte de connexion elle-même reliée à un amplificateur. Je présentai la guitare, un micro introduit à l’intérieur et l’autre micro devant ma bouche pour l’amplification des consignes verbales. Mon objectif était l’opposition grave/aigu. La corde de mi grave de la guitare résonnait dans les casques associée après chaque temps d’écoute au mot « grave », puis la corde de mi aigu, associée après chaque temps d’écoute au mot « aigu ». J’entrepris de demander à chacun de me répondre « grave » ou « aigu » en fonction de la corde que je jouais devant eux : 100 % de réussite. J’étais déjà fier. Étape suivante de l’exercice : je me retourne avec la guitare et cette fois, avec la même consigne, ils doivent me répondre sans pouvoir voir quelle corde j’ai jouée. Pas une erreur ; j’en étais très fier : à ma première séance la notion grave/aigu était acquise pour tous. Champion le prof !

À la pause récréative, je racontais mon succès aux collègues autour d’un café et j’observai un sourire amusé sur les visages. « Es-tu sûr qu’ils n’aient disposé d’aucun élément visuel pour te répondre tous aussi bien ? » J’affirmai que non, mais leur interrogation fit son chemin dans mon auto-critique pédagogique : il n’y avait pas de miroir, pas de reflets aux fenêtres, mais peut-être que ... La seule façon objective de vérifier ce doute était d’enregistrer les sons sans les jouer en direct et de reposer la même question aux adolescents. Ce qui fut dit fut fait à la seconde séance où, je jouait caché derrière un paravent, il y eut une multitude d’erreurs dans les réponses. Je compris alors ce qui s’était passé à la première séance : quand j’étais retourné avec la guitare, les enfants observaient l’inclinaison de mon coude, différente quand je pinçais la corde de mi6 ou de mi1 et ils en déterminaient leur réponse « grave » ou « aigu ». En fait, là où j’avais pensé avoir réalisé un formidable exercice auditif, les enfants n’avaient fait que de l’analyse visuelle et en rien exercé leur analyse auditive. Propulsé ainsi sur la planète des sourds, je n’allais cesser d’apprendre pendant les 7 années qui suivirent.

Le Centre Européen Musical Alain Carré organise 2 stages :

-  Musique et Surdité du 10 au 14 mars 2008 à Chambéry
-  Musique et Handicap les 3 et 4 avril 2008 à Chambéry


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