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Le Minitel et son impact sur la communauté sourde française

Article publié le jeudi 28 juin 2012.


Article publié le 21 juin 2012 sur le site noetomalalie.hypotheses.org

Auteur : Yann Cantin
doctorant en histoire à l’EHESS

Le 30 juin 2012, le réseau Transparc, sur lequel le fameux minitel s’appuie s’éteint définitivement, après 30 ans de service. Un livre, Le Minitel. L’enfance numérique de la France, écrit par Valérie SCHAFER et Benjamin G. THIERRY détaille la gestation du Minitel, avec des éléments expliquant les choix technologiques, et politiques, y compris les impasses jusqu’à sa conclusion, où il semble avoir une influence du Minitel sur l’Internet avec les services clé en main à la Apple. Un livre assez complet pour ceux qui souhaitent plonger dans les entrailles historiques du Minitel, et donc merci à Valérie SCHAFER de m’avoir envoyé ce livre qui m’a vraiment permis de comprendre les enjeux qui en découlent. Un colloque consacré au Minitel a lieu le 29 juin 2012 dont voici le programme ici.

D’aussi loin que je me souvienne, le minitel a une place de première importance dans la vie de la famille, permettant de contacter des proches et des amis sourds à distance. Il a représenté une vraie révolution culturelle chez les sourds. Pourquoi ? Il faudra avant tout remonter un siècle, à la Belle Epoque.

Les sourds et le téléphone, un siècle de mésentente

Le premier moyen de communication à distance, à part Chappe et ses poteaux communicatifs, qui puisse se faire en tous temps et en tous lieux est la communciation Morse, avec les points et les traits. Par la suite, arrive le téléphone qui se base sur l’intensité électrique pour moduler le son émis par les hauts-parleurs. Mais, ce que l’on sait moins, c’est que le téléphone a été mis au point par Alexander Graham Bell, un anglais installé aux Etats-Unis, et dont la mère est sourde.

Lui-même a épousé une sourde également. Mais, il est intéressant de préciser que le père de Bell était professeur d’éducation orale à Oxford, au Royaume-Uni, et que Bell lui-même est un propagateur ardent de l’éducation purement orale des enfants sourds. Il était fortement opposé à la langue des signes, et même au mariage entre sourds, souhaitant la stérilisation pour empêcher la contagion sourde.

Donc, Bell, pour tenter de communiquer avec sa femme qui se trouve de l’autre côté de son domicile, met au point un système de communication interne. Mais, il semble que cela n’a pas fonctionné. Il se tourne donc vers le grand public, voyant le potentiel important de ce marché. Et cela lui a rapporté énormément ce qui lui a permis justement de financer ses campagnes en faveur de l’éducation purement oraliste. C’est ce qui est à l’origine de l’association Alexander Graham Bell qui s’oppose à l’Association Nationale des Sourds américaine depuis un siècle.

Mais, on ne va pas entrer dans le conflit des méthodes éducatifs, ou de la pertinence d’une éducation exclusivement orale. Le téléphone entre progressivement dans les moeurs, et beaucoup plus dans la seconde moitié du XXe siècle.

Comme l’ont souligné les auteurs du Minitel, la France était en retard technologiquement par rapport à leurs voisins. Néanmoins, dans les entreprises et les établissements administratifs, de plus en plus, le numéro de téléphone est mis en avant pour toute sollicitation ou demande de rendez-vous.

Ensuite, pour postuler à un emploi administratif, à une époque où le secteur tertiaire, celui des services, et où les fonctionnaires sont recrutés en masse, l’usage du téléphone devient de plus en prioritaire.

Quid des sourds alors ?

Ce que l’on remarque, à l’heure actuelle des recherches qui restent fortement embryonnaires, c’est que les sourds sont de plus en plus exclus de facto des postes exigeant l’usage du téléphone.

Parallèlement, le niveau du français écrit de la grande majorité des sourds décline au fil des décennies. Ce déclin de l’écrit remonte en fait dans les années 1880, où la décision a été prise, sur la base des recommandations d’un congrès international de représentants des écoles de sourds, de bannir l’usage de la langue des signes des écoles. Cette décision de bannir répond à un souhait de “moderniser l’éducation des enfants sourds”. Car la langue des signes y était en usage depuis un siècle, avec l’abbé de l’Epée dans les années 1760.

Donc, le bannissement de la langue des signes s’accompagne d’une exclusion du personnel enseignant et de service sourd. Et de là, suit de près une éducation purement orale, sur la base exclusive de la démutisation. Or, l’éducation intellectuelle devient moins prioritaire dans la nouvelle pédagogie, où tout est tourné autour de la parole.

Ainsi, la capacité d’écrire des sourds décline d’année en année...

Avec le téléphone, la situation ressemble à une double peine pour les sourds : incapables de téléphoner, de grandes peines pour écrire. Ils sont donc de plus en plus exclus de la société.

Or, deux nouvelles technologies, développées dans les années 1970-1980 vont bouleverser la situation.

Le Minitel et le Fax, deux facettes d’une révolution

Tout d’abord, le Minitel a été la première facette d’une révolution culturelle. En effet, il s’est installé dans les esprits qu’être sourd, c’est être irrémédiablement condamné à l’isolement, à moins d’imiter les entendants, et donc d’essayer d’être un ersatz d’entendant. C’est ce que j’ai remarqué dans les témoignages des sourds nés dans les années 1940-1960.

Or, aux Etats-Unis, une technologie s’est mise en place, le TTY (Telephone Typewriter) qui a été développée par un sourd américain, Robert Weitbrecht qui souhaite tenter de sortir les sourds de l’isolement. La situation étant moins pire aux Etats-Unis qu’en France dans les années 1960. Cette technologie s’est rapidement répandue aux Etat-Unis, au sein de la communauté sourde ; plus particulièrement chez ceux qui ont une maîtrise nécessaire de l’écrit.

Des sourds français, découvrant ce matériel, vont l’importer en France vers 1980. Or, ce matériel a rencontré quelques résistances pour la simple raison que cela risque de priver les sourds des rencontres en vrai (Des rencontres “peau” comme diraient les Sourds). En fait, certains voient en cette technologie un nouvel étape dans l’inégalité entre ceux qui savent écrire des autres.

Ainsi, ceux qui ont acquis le TTY en France sont surtout ceux qui ont les moyens de l’acheter, et qui peuvent l’utiliser. D’ailleurs, c’est également le début de l’ouverture des lignes téléphoniques au domicile des sourds ce qui ne s’était jamais vu auparavant. De là s’est également développé tout une galaxie de matériel adaptés aux sourds : signaux lumineux, vibrants etc...

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L’affiche du DVD Deaf Pa What ?

Néanmoins le TTY a des défauts assez rédhihiboires. Il exige, dans le cas d’une conversation, d’avoir les yeux rivés sur l’écran où défile le texte. Or, si l’on lève les yeux pour discuter avec une autre personne sourde, la conversation écrite se perd définitivement. D’autre part, il existe un élément qui est rapidement passé dans les blagues où le sourd qui maitrise avec peine l’écrit tape avec lenteur le texte, l’autre prend le temps de faire le ménage. On peut voir cette scène dans le DVD Deaf Pa What ?, une comédie illustrant tout ce qui est typique aux sourds, dans les années 80.

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L’un rouspète sur la lenteur du "tapage de clavier" de l’autre... (DVD Deaf Pa What ?)

Le TTY semble ne pas avoir un succès important en France.

Néanmoins arrive le Minitel qui semble s’installer au sein de la communauté sourde à partir de 1985, avec surtout le “Minitel Dialogue”.

Il ne s’agit pas du “36 15 quelquechose” mais une discussion en direct via le minitel. Quand on appelle quelqu’un, ce dernier décroche et allume le minitel, tout en appuyant sur Connexion/fin. Là s’instaure un dialogue comme l’illustre la photo tirée de l’émission Marche du siècle consacrée aux sourds, en 1992.

Dans l’image tirée de l’émission, on voit le signe que les sourds donnent au minitel, dite par l’interprète placée en haut et à droite de l’image. Ce signe provient du clignotement de l’écran noir, cerclé de blanc.

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"Une révolution pour eux". Le minitel dans "Marche du siècle" (1992) Photo tiré d’un enregistrement personnel de l’auteur.

Comme l’illustre la photo, c’est en effet une révolution pour les sourds puisqu’il permet un dialogue à distance. Dans un premier temps, il s’est répandu chez les sourds maîtrisant l’écrit, puis par la suite, chez les autres. De là, un changement de mentalité s’instaure dans la communauté ; en particulier le fait de dépendre de moins en moins d’entendants pour tout appel téléphonique.

Un centre relais a été mis en place dans les années 1990 par France Télécom afin de permettre aux sourds de passer des appels téléphoniques aux interlocuteurs entendants. Dans le centre relais, une personne se charge de relayer l’information entre le sourd et l’entendant, l’un via le téléphone et l’autre par le minitel. Là, un nouvel étape dans la révolution des moeurs sourds s’ouvre : pouvoir contacter son médecin directement, ou encore mieux, commander un pizza à midi !

Néanmoins, il existe d’importantes limitations à une utilisation plus massive du minitel. A l’heure actuelle, on ne sait à quel taux les sourds utilisent le minitel, ni même combien de familles de sourds l’ont...

La première entre toutes est celui du français écrit qui est un passage obligé. Certains sourds, ne voulant pas montrer leur niveau très faible, se dispensent de l’utiliser, et d’autres, ayant une capacité de dessin, utilisent de préférence le fax.

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Le début de l’indépendance téléphonique

Ensuite, le minitel est purement franco-français, et il est donc inutilisable dans les contacts avec les sourds de l’étranger. Le TTY, lui, est toujours utilisé, jusqu’à l’heure de l’Internet, dans les discussions entre la France et les Etats-Unis, de façon ponctuelle.

Dans les années 90, à mesure que le fax se démocratise, il semble que de plus en plus de sourds utilisent plus le fax que le minitel, car il est beaucoup plus visuel, pouvant envoyer des dessins, des photos etc...

Cependant, le fax et le minitel semblent avoir ouvert un nouvel chapitre dans l’Histoire des sourds, celui de constituer des noeuds d’information. En effet, avec l’Info Fax qui prend le chemin de l’info en temps réel. D’autre part, il existe un messagerie dédié aux sourds, utilisant le 36 17. Ces noeuds d’information représentent un moyen nouveau pour les associations sourdes qui pouvaient ainsi mobiliser rapidement leurs membres dans les actions, ou même discuter rapidement de la marche à suivre. De nombreux sourds, membres de conseils d’administration, et vivant d’un bout à l’autre de la France, discutent ensemble de façon bilatérale. Personnellement, j’en ai vu qui ont passé des heures sur le minitel, discutant avec tel président ou sécretaire d’association, sur l’organisation d’une conférence. Non pas en français correct, mais la plupart du temps en “français sourd”, c’est à dire du français écrit très fortement influencé par la langue des signes.

En voici un exemple du français sourd : “Moi aller salle réserve, tu peux voir comment payer. Ok ?”

Durant les années 1980 et 1990, les sourds prennent progressivement l’habitude de discuter à distance, avant que survient l’Internet. Mais, il s’instaure également une hiérarchisation entre ceux qui disposent le Minitel et ceux qui ne l’ont pas. Cette hiérarchisation s’est progressivement résorbé depuis une dizaine d’années grâce à Internet, et Facebook, en particulier, qui représente en quelque sorte “le Foyer sourd”, où de nombreux discussions animées, à la fois textuel et filmé, ont cours.

Internet et la seconde révolution culturelle

Internet représente un nouvel étape dans la révolution culturelle, avec en particulier une utilisation de plus en plus accrue du webcam pour exprimer ses pensées. Mais, là, on quitte le domaine de l’Histoire pour passer dans la Sociologie et de l’Anthropologie...

Conclusion

Le Minitel est l’un des éléments clés du Réveil sourd des années 1980, et il a permis à une nouvelle génération de sourds de s’appropier les nouvelles technologies, et donc de s’habituer aux discussions à distance. D’une idée initialement prévue pour accéder aux services, comme le 36 15, le Minitel est devenu l’un des moteurs de la révolution culturelle sourde, et dont l’impact reste encore à déterminer, par son ampleur qui est encore peu comprise de nos jours.

Il est donc nécessaire de consacrer une longue recherche sur l’impact des technologies de la communication sur le Réveil sourd, qui me semble fortement sous-estimé. La question est donc : est-ce que le Réveil sourd a été facilité en partie par la technologie ? Ou est-ce que la technologie a été mis à profit dans les luttes en faveur de la langue des signes ? Avis aux Historiens !

Bibliographie indicative

Valérie SCHAFER, Benjamin G. THIERRY, Le Minitel. L’enfance numérique de la France, Nuvis, Cigref, Paris, 2012, 230 p.

André MINGUY, Le Réveil sourd en France, L’Harmattan, Paris, 2009, 332 p.

Sylvain KERBOUC’H, Du mouvement sourd à la parole publique des sourds, Actes du Colloque EHESS Les Sourds dans la cité, EHESS, 15-16 novembre, Paris.


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